CA COLMAR (1re ch. civ. sect. A), 14 février 2024
CERCLAB - DOCUMENT N° 10743
CA COLMAR (1re ch. civ. sect. A), 14 février 2024 : RG n° 23/01330 ; arrêt n° 77/24
Publication : Judilibre
Extraits : 1/ « La SA Banque CIC Est entend, cependant, à hauteur d'appel, faire valoir, à titre incident, d'une part que, la demande principale des époux X. étant une demande en restitution, il n'y aurait pas lieu, du fait de sa prescription, de s'interroger sur le caractère abusif ou non des clauses éventuelles, d'autre part, que l'application, selon elle à titre rétroactif, de la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l'imprescriptibilité des clauses abusives porterait atteinte à ses droits.
Pour autant, sur le premier point, la cour observe qu'elle est saisie de fins de non-recevoir concernant tant l'action déclaratoire que l'action restitutoire, et qu'il lui appartient, dès lors, de statuer sur la recevabilité de ces deux actions, l'irrecevabilité de l'une pouvant, certes, priver l'autre d'objet, mais ce qui est vrai tant pour l'action restitutoire par rapport à l'action déclaratoire que l'inverse.
Sur le second point, il sera rappelé que l'article 7 § 1 de la directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, prévoit que les États membres veillent à ce que, dans l'intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l'utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel. Par arrêts du 10 juin 2021 (C-776/19 à C-782/19 et C-609/19), la CJUE a dit pour droit que l'article 6 § 1 et l'article 7 § 1 de la directive 93/13, lus à la lumière du principe d'effectivité, doivent être interprétés en ce qu'ils s'opposent à une réglementation nationale soumettant l'introduction d'une demande par un consommateur, aux fins de la constatation du caractère abusif d'une clause figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et ce consommateur, à un délai de prescription.
Concernant le moyen relatif à la sécurité juridique soulevé par la banque, qui soutient également avoir agi conformément à l'état du droit en vigueur au moment de la souscription du contrat de prêt, il sera rappelé que : - la prohibition des clauses abusives remonte à la directive 93/13 CEE du Conseil du 5 avril 1993, applicable à tous les contrats conclus à compter du 1er janvier 1995, - cette directive a été transposée en droit interne par la loi n°95-96 du 1er février 1995, - la jurisprudence tant européenne que nationale n'a fait qu'interpréter les règles européennes et nationales relatives aux clauses abusives, dont elle a éclairé et précisé la signification et la portée, telles qu'elles auraient dû être comprises depuis leur entrée en vigueur. En conséquence, ces règles ainsi interprétées doivent être appliquées par le juge à tous les rapports juridiques nés et constitués postérieurement à cette entrée en vigueur, quand bien même ils l'ont été antérieurement à cette jurisprudence et seule la CJUE peut décider des limitations dans le temps à apporter à une telle interprétation (CJUE, 21 décembre 2016, C-154/15, C-307-15 et C-308-12), - la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) juge que les exigences de la sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante (CEDH, 18 décembre 2008, Unédic c. France), - enfin, cette jurisprudence, sur l'imprescriptibilité de l'action en reconnaissance du caractère abusif d'une clause d'un contrat, ne présente pas d'inconvénients manifestement disproportionnés, dès lors qu'elle ne prive pas la banque de son accès au juge et de son droit à un procès équitable, mais d'une partie de sa rémunération et qu'elle est sans conséquence sur son droit de propriété.
Dès lors, la demande tendant à voir réputer non écrite une clause abusive sur le fondement de l'article L. 132-1 du code de la consommation n'est pas soumise à la prescription quinquennale de l'article 2224 du code civil, de sorte que c'est à bon droit que le juge de la mise en état a écarté la fin de non-recevoir soulevée, à ce titre, par la banque. L'ordonnance entreprise sera confirmée de ce chef. »
2/ « Par arrêt du 9 juillet 2020 (C-698/18 et C-699/18), la CJUE a dit pour droit que l'article 2, sous b), l'article 6, § 1 et l'article 7, § 1 de la directive 93/13/CEE ainsi que les principes d'équivalence, d'effectivité et de sécurité juridique doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une interprétation juridictionnelle de la réglementation nationale selon laquelle l'action judiciaire en restitution des montants indûment payés sur le fondement d'une clause abusive figurant dans un contrat conclu entre un consommateur et un professionnel est soumise à un délai de prescription de trois ans qui court à compter de la date de l'exécution intégrale de ce contrat, lorsqu'il est présumé, sans besoin de vérification, que, à cette date, le consommateur devait avoir connaissance du caractère abusif de la clause en cause ou lorsque, pour des actions similaires, fondées sur certaines dispositions du droit interne, ce même délai ne commence à courir qu'à partir de la constatation judiciaire de la cause de ces actions.
S'agissant du respect du principe d'équivalence, il sera rappelé qu'en droit interne, le délai de prescription des actions en restitution, consécutives à l'annulation d'un contrat ou d'un testament, ne court qu'à compter de cette annulation, que cette annulation résulte de l'accord des parties ou d'une décision de justice (Cour de cassation, 1ère Civ., 1er juillet 2015, pourvoi n°14-20.369 ; 1ère Civ., 28 octobre 2015, pourvoi n°14-17.893 ; 3ème Civ, 14 juin 2018, pourvoi n °17-13.422 ; 1ère Civ, 13 juillet 2022, pourvoi n° 20-20.738).
S'agissant du principe d'effectivité, il serait contradictoire de déclarer imprescriptible l'action en reconnaissance du caractère abusif d'une clause et de soumettre la principale conséquence de cette reconnaissance à un régime de prescription la privant d'effet.
En ce sens, si la banque entend dénoncer une imprescriptibilité de l'action restitutoire qui contreviendrait au principe de sécurité juridique, elle ne fait, en réalité, valoir aucun grief distinct à ce titre par rapport à l'action déclaratoire, et ce alors que l'action restitutoire est bien soumise au délai de prescription quinquennal, dût-il courir à compter de la reconnaissance des droits de la partie concernée.
Il s'en déduit que le point de départ du délai de prescription quinquennale, tel qu'énoncé à l'article 2224 du code civil, de l'action, fondée sur la constatation du caractère abusif de clauses d'un contrat de prêt libellé en devises étrangères, en restitution de sommes indûment versées doit être fixé à la date de la décision de justice constatant le caractère abusif des clauses (Cour de cassation, 1ère Civ., 12 juillet 2023, pourvoi n° 22-17.030, arrêt précité). Cette décision n'étant pas intervenue en l'espèce, le délai n'a donc pas commencé à courir et l'action n'est donc pas prescrite, l'ordonnance entreprise devant donc être infirmée sur ce point. »
3/ « En l'espèce, le dommage invoqué consiste en la perte de la chance d'éviter la réalisation du risque de change. À ce titre, si la situation de travailleurs frontaliers des époux X., au moins jusqu'en 2016 s'agissant de M. X., était de nature à leur permettre d'appréhender les incidences du taux de change entre le franc suisse et l'euro, même à la date conclusion du contrat, et plus encore avec la dégradation de la parité des monnaies à compter de 2009, à tout le moins de 2011, cette situation ne les exposait, en revanche, pas au risque de change dans l'exécution du prêt tant qu'ils ont continué à régler les échéances en devise, seul le premier paiement d'échéance en euros ayant, en réalité, pu permettre aux emprunteurs de réaliser le fonctionnement et les implications du mécanisme dont les modalités sont aujourd'hui contestées. Leur action, introduite, par assignation délivrée le 23 juin 2020, n'était donc pas prescrite, l'ordonnance entreprise devant être infirmée de ce chef. »
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE COLMAR
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE SECTION A
ARRÊT DU 14 FÉVRIER 2023
ÉLÉMENTS D’IDENTIFICATION DE LA DÉCISION (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
R.G. n° 1 A 23/01330. Arrêt n° 77/24. N° Portalis DBVW-V-B7H-IBMC. Décision déférée à la Cour : 9 mars 2023 par le Juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de STRASBOURG - 1ère chambre civile.
APPELANTS - INTIMÉS INCIDEMMENT :
Monsieur X.
[Adresse 3], [Localité 1]
Madame Y. épouse X.
[Adresse 3], [Localité 1]
Représentée par Maître Thierry CAHN, avocat à la Cour
INTIMÉE - APPELANTE INCIDEMMENT :
SA BANQUE CIC EST
prise en la personne de son représentant légal [Adresse 2], [Localité 4], Représentée par Maître Laurence FRICK, avocat à la Cour
COMPOSITION DE LA COUR : En application des dispositions de l'article 805 modifié du Code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 29 novembre 2023, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant M. ROUBLOT, Conseiller.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de : M. WALGENWITZ, Président de chambre, M. ROUBLOT, Conseiller, Mme RHODE, Conseillère, qui en ont délibéré.
Greffier, lors des débats : Mme VELLAINE
ARRÊT : - Contradictoire - prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile. - signé par M. Franck WALGENWITZ, président et Mme Régine VELLAINE, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSÉ DU LITIGE (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
Vu l'assignation délivrée le 23 juin 2020 par laquelle M. X. et Mme Y., son épouse, ci-après également dénommés « les époux X. », ont fait citer la SA CIC Est devant le tribunal judiciaire de Strasbourg,
Vu l'ordonnance rendue le 9 mars 2023, à laquelle il sera renvoyé pour le surplus de l'exposé des faits, ainsi que des prétentions et moyens des parties en première instance, et par laquelle le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Strasbourg a statué comme suit :
« REVOQUONS l'ordonnance de clôture du 10 novembre 2022.
REJETONS le moyen tiré de l'irrecevabilité de l'action en inopposabilité de la clause abusive,
DECLARONS irrecevables comme prescrites, l'action en nullité du prêt, l'action en responsabilité du CIC EST, l'action restitutive fondée sur l'inopposabilité de clauses abusives et l'action en nullité du TEG,
CONDAMNONS Mme et M. X. à payer au CIC EST une somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
DEBOUTONS Mme et M. X. de l'intégralité de leurs demandes,
CONDAMNONS Mme et M. X. aux entiers dépens de l'incident,
RESERVONS les droits du CIC EST à conclure sur le fond,
RENVOYONS l'affaire à la mise en état du 25 mai 2023. »
Vu la déclaration d'appel formée par M. X. et Mme Y., épouse X., contre cette ordonnance et déposée le 28 mars 2023,
Vu la constitution d'intimée de la SA Banque CIC Est en date du 18 avril 2023,
[*]
Vu les dernières conclusions en date du 24 novembre 2023, auxquelles est joint un bordereau de pièces récapitulatif qui n'a fait l'objet d'aucune contestation des parties, et par lesquelles M. X. et Mme Y., épouse X. demandent à la cour de :
« CONFIRMER l'ordonnance en ce qu'elle a jugé l'action en constatation du caractère abusif des clauses recevable,
INFIRMER l'ordonnance en ce qu'elle a DECLARE irrecevables comme prescrites, l'action en responsabilité du CIC EST, l'action restitutive fondée sur l'inopposabilité de clauses abusives et CONDAMNE Mme et M. X. à payer au CIC EST une somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, DEBOUTE Mme et M. X. de l'intégralité de leurs demandes, CONDAMNE Mme et M. X. aux entiers dépens de l'incident,
Et, statuant à nouveau,
A titre principal :
JUGER recevable l'action en constatation du caractère abusif de certaines clauses du prêt,
JUGER recevable l'action en responsabilité intentée de M. et Mme X.,
CONDAMNER la société CIC Est à payer à M. et Mme X. la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile »
et ce, en invoquant, notamment :
- la recevabilité de la demande fondée sur le caractère abusif de certaines clauses du prêt, en confirmation de la décision entreprise,
- la recevabilité de l'action en restitution des sommes versées sur le fondement des clauses abusives, le point de départ du délai de prescription de l'action en restitution des sommes versées sur le fondement de clauses abusives, devant être fixé après la reconnaissance judiciaire du caractère abusif des clauses incriminées, en conformité avec le principe d'équivalence selon lequel le droit à restitution serait comparable, en droit interne, à celui issu des effets de l'annulation d'un contrat, et avec le principe d'effectivité, supposant que le consommateur puisse faire valoir ses droits, outre que, dans la mesure où les concluants étaient frontaliers, les conséquences du risque de change né de la variation significative du cours EUR/CHF n'ont pu être constatées par eux, qu'à compter du jour où ils ont cessé ensemble de percevoir des revenus en francs suisses et ont réglé les échéances au moyen d'euros, soit à compter de décembre 2016, celles-ci s'étant révélées être significatives lorsqu'ils ont souhaité vendre le bien financé à la même période afin de rembourser par anticipation le capital restant dû en francs suisses au moyen du prix de vente en euros,
- la recevabilité de l'action en responsabilité à défaut de prescription, le délai ayant couru à compter de la date à laquelle les concluants n'ont plus perçu de revenus en CHF.
[*]
Vu les dernières conclusions en date du 24 novembre 2023, auxquelles est joint un bordereau de pièces récapitulatif qui n'a fait l'objet d'aucune contestation des parties, et par lesquelles la SA Banque CIC Est demande à la cour de :
« 1/ Sur l'appel des époux X.,
REJETER l'appel,
CONFIRMER l'ordonnance rendue le 9 mars 2023 par le Juge de la mise en état du Tribunal Judiciaire de STRASBOURG en ce qu'elle a jugé :
« DECLARONS irrecevables comme prescrites, l'action en nullité du prêt, l'action en responsabilité du CIC EST, l'action restitutive fondée sur l'inopposabilité de clauses abusives et l'action en nullité du TEG
CONDAMNONS Mme et M. X. à payer au CIC EST une somme de 1.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
DEBOUTONS Mme et M. X. de l'intégralité de leurs demandes ;
CONDAMNONS Mme et M. X. aux entiers dépens de l'incident, »
En conséquence,
DEBOUTER les époux X. de l'ensemble de leurs demandes ;
2/ Sur l'appel incident du CIC EST,
INFIRMER l'ordonnance rendue le 9 mars 2023 par le Juge de la mise en état du Tribunal
Judiciaire de STRASBOURG en ce qu'elle a jugé :
« REJETONS le moyen tiré de l'irrecevabilité de l'action en inopposabilité de la clause abusive ; »
Statuant à nouveau,
DECLARER irrecevable la demande tendant à constater le caractère abusif de certaines clauses du contrat en ce qu'elle est devenue sans objet du fait de l'irrecevabilité du l'action en restitution des époux X. fondée sur ce moyen ;
DECLARER que la jurisprudence nouvelle, notamment issue des arrêts rendus par la Cour de cassation les 30 mars 2022 et 20 avril 2022, ne s'appliquera pas au présent litige ;
DECLARER en conséquence irrecevable la demande tendant à constater le caractère abusif de certaines clauses du contrat ;
En tout état de cause,
CONDAMNER les époux X. à verser au CIC EST la somme de 5.000 Euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
CONDAMNER les époux X. aux entiers frais et dépens de la procédure d'appel »
et ce, en invoquant, notamment :
- la prescription de l'action restitutoire relative aux clauses abusives, et dont le point de départ courrait à compter du moment où les emprunteurs auraient pu, conformément aux principes d'effectivité et d'équivalence, prendre conscience, au regard du taux de change appliqué, du caractère abusif de la clause ce que reconnaîtraient les époux X., qui auraient, en outre, été au fait du risque de change comme étant frontaliers, sans que la jurisprudence de la CJUE n'impose que le caractère abusif de la clause ait été reconnu judiciairement, sauf à admettre, en contravention avec le principe de sécurité juridique, l'imprescriptibilité de cette action,
- la prescription, également, de l'action en responsabilité, comme retenu par l'ordonnance entreprise, en tenant compte du fait que les emprunteurs auraient été à même, dès la conclusion du contrat de prêt, et eu égard à leur situation de frontaliers, d'appréhender le risque de change, peu importe l'évolution ultérieure de cette situation, outre qu'aucun risque d'endettement excessif n'est allégué par les appelants, ou à tout le moins dès que les conséquences défavorables de l'augmentation du franc suisse sur les prêts en devises se sont manifestées ou dès que les époux X. ont cessé de percevoir leur rémunération en francs suisses,
- l'absence d'objet de l'action en déclaration de clauses abusives, si l'action restitutoire devait être déclarée prescrite, et en tout état de cause, la contestation de l'application rétroactive de la jurisprudence nouvelle concernant l'imprescriptibilité des clauses abusives, la concluante ayant agi en considération du droit applicable à l'époque des faits, sans qu'aucune faute ne puisse, dès lors, lui être imputée, sauf à mettre en cause, en ce cas, la responsabilité du notaire rédacteur de l'acte de prêt.
[*]
Vu les débats à l'audience du 29 novembre 2023,
Vu le dossier de la procédure, les pièces versées aux débats et les conclusions des parties auxquelles il est référé, en application de l'article 455 du code de procédure civile, pour l'exposé de leurs moyens et prétentions.
MOTIFS (justification de la décision) (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
MOTIFS :
Sur la prescription des actions en inopposabilité des clauses abusives :
Sur l'action déclaratoire :
Le juge de la mise en état a rejeté le moyen tiré de l'irrecevabilité de l'action en inopposabilité de la clause abusive, en relevant que la banque admettait, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation du 30 mars 2022, que l'action tendant à voir déclarer abusive une clause n'était pas soumise à prescription quinquennale.
La SA Banque CIC Est entend, cependant, à hauteur d'appel, faire valoir, à titre incident, d'une part que, la demande principale des époux X. étant une demande en restitution, il n'y aurait pas lieu, du fait de sa prescription, de s'interroger sur le caractère abusif ou non des clauses éventuelles, d'autre part, que l'application, selon elle à titre rétroactif, de la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l'imprescriptibilité des clauses abusives porterait atteinte à ses droits.
Pour autant, sur le premier point, la cour observe qu'elle est saisie de fins de non-recevoir concernant tant l'action déclaratoire que l'action restitutoire, et qu'il lui appartient, dès lors, de statuer sur la recevabilité de ces deux actions, l'irrecevabilité de l'une pouvant, certes, priver l'autre d'objet, mais ce qui est vrai tant pour l'action restitutoire par rapport à l'action déclaratoire que l'inverse.
Sur le second point, il sera rappelé que l'article 7 § 1 de la directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, prévoit que les États membres veillent à ce que, dans l'intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l'utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel.
Par arrêts du 10 juin 2021 (C-776/19 à C-782/19 et C-609/19), la CJUE a dit pour droit que l'article 6 § 1 et l'article 7 § 1 de la directive 93/13, lus à la lumière du principe d'effectivité, doivent être interprétés en ce qu'ils s'opposent à une réglementation nationale soumettant l'introduction d'une demande par un consommateur, aux fins de la constatation du caractère abusif d'une clause figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et ce consommateur, à un délai de prescription.
Concernant le moyen relatif à la sécurité juridique soulevé par la banque, qui soutient également avoir agi conformément à l'état du droit en vigueur au moment de la souscription du contrat de prêt, il sera rappelé que :
- la prohibition des clauses abusives remonte à la directive 93/13 CEE du Conseil du 5 avril 1993, applicable à tous les contrats conclus à compter du 1er janvier 1995,
- cette directive a été transposée en droit interne par la loi n°95-96 du 1er février 1995,
- la jurisprudence tant européenne que nationale n'a fait qu'interpréter les règles européennes et nationales relatives aux clauses abusives, dont elle a éclairé et précisé la signification et la portée, telles qu'elles auraient dû être comprises depuis leur entrée en vigueur. En conséquence, ces règles ainsi interprétées doivent être appliquées par le juge à tous les rapports juridiques nés et constitués postérieurement à cette entrée en vigueur, quand bien même ils l'ont été antérieurement à cette jurisprudence et seule la CJUE peut décider des limitations dans le temps à apporter à une telle interprétation (CJUE, 21 décembre 2016, C-154/15, C-307-15 et C-308-12),
- la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) juge que les exigences de la sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante (CEDH, 18 décembre 2008, Unédic c. France),
- enfin, cette jurisprudence, sur l'imprescriptibilité de l'action en reconnaissance du caractère abusif d'une clause d'un contrat, ne présente pas d'inconvénients manifestement disproportionnés, dès lors qu'elle ne prive pas la banque de son accès au juge et de son droit à un procès équitable, mais d'une partie de sa rémunération et qu'elle est sans conséquence sur son droit de propriété.
Dès lors, la demande tendant à voir réputer non écrite une clause abusive sur le fondement de l'article L. 132-1 du code de la consommation n'est pas soumise à la prescription quinquennale de l'article 2224 du code civil, de sorte que c'est à bon droit que le juge de la mise en état a écarté la fin de non-recevoir soulevée, à ce titre, par la banque. L'ordonnance entreprise sera confirmée de ce chef.
Sur l'action restitutoire :
L'article 2224 du code civil énonce que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu, ou aurait dû connaître, les faits lui permettant de l'exercer.
Sur ce point, le juge de la mise en état a déclaré l'action prescrite, retenant que l'introduction par le consommateur d'une demande aux fins de restitution de sommes indûment versées, sur le fondement d'une clause abusive, peut être soumise à un délai de prescription de cinq ans s'il commence à courir à la date à laquelle le consommateur a effectivement eu connaissance de ses droits découlant de la directive 93/13, soit en l'espèce, à compter de la manifestation de la parité défavorable du franc suisse par rapport à l'euro, donc au plus tard en 2011.
Cela étant, par les arrêts précités du 10 juin 2021, la CJUE a dit pour droit que l'article 6 § 1 et l'article 7 § 1 de la directive 93/13, lus à la lumière du principe d'effectivité, doivent être interprétés en ce qu'ils s'opposent à une réglementation nationale soumettant l'introduction d'une demande par un consommateur aux fins de la restitution de sommes indûment versées, sur le fondement de telles clauses abusives, à un délai de prescription de cinq ans, dès lors que ce délai commence à courir à la date de l'acceptation de l'offre de prêt de telle sorte que le consommateur a pu, à ce moment-là, ignorer l'ensemble de ses droits découlant de cette directive. Elle a relevé que les modalités de mise en oeuvre de la protection des consommateurs prévue par la directive 93/13 ne doivent pas être moins favorables que celles régissant des situations similaires de nature interne (principe d'équivalence) ni être aménagées de manière à rendre, en pratique, impossible ou excessivement difficile, l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union (principe d'effectivité).
S'agissant de l'opposition d'un délai de prescription à une demande introduite par un consommateur aux fins de la restitution de sommes indûment versées, sur le fondement de clauses abusives au sens de la directive 93/13, elle a rappelé avoir dit pour droit que l'article 6 § 1 et l'article 7 § 1 de cette directive ne s'opposent pas à une réglementation nationale qui, tout en prévoyant le caractère imprescriptible de l'action tendant à constater la nullité d'une clause abusive figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur, soumet à un délai de prescription l'action visant à faire valoir les effets restitutifs de cette constatation, sous réserve du respect des principes d'équivalence et d'effectivité (CJUE, 9 juillet 2020, Raiffeisen Bank et BRD Groupe Société Générale, C-698/18 et C-699/18 ; CJUE, 16 juillet 2020, Caixabank et Banco Bilbao Vizcaya Argentaria, C-224/19 et C-259/19). Ainsi, l'opposition d'un tel délai n'est pas, en soi, contraire au principe d'effectivité, pour autant que son application ne rende pas, en pratique, impossible ou excessivement difficile, l'exercice des droits conférés par cette directive. En conséquence, un délai de prescription est compatible avec le principe d'effectivité uniquement si le consommateur a eu la possibilité de connaître ses droits avant que ce délai ne commence à courir ou ne s'écoule.
Par arrêt du 9 juillet 2020 (C-698/18 et C-699/18), la CJUE a dit pour droit que l'article 2, sous b), l'article 6, § 1 et l'article 7, § 1 de la directive 93/13/CEE ainsi que les principes d'équivalence, d'effectivité et de sécurité juridique doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une interprétation juridictionnelle de la réglementation nationale selon laquelle l'action judiciaire en restitution des montants indûment payés sur le fondement d'une clause abusive figurant dans un contrat conclu entre un consommateur et un professionnel est soumise à un délai de prescription de trois ans qui court à compter de la date de l'exécution intégrale de ce contrat, lorsqu'il est présumé, sans besoin de vérification, que, à cette date, le consommateur devait avoir connaissance du caractère abusif de la clause en cause ou lorsque, pour des actions similaires, fondées sur certaines dispositions du droit interne, ce même délai ne commence à courir qu'à partir de la constatation judiciaire de la cause de ces actions.
S'agissant du respect du principe d'équivalence, il sera rappelé qu'en droit interne, le délai de prescription des actions en restitution, consécutives à l'annulation d'un contrat ou d'un testament, ne court qu'à compter de cette annulation, que cette annulation résulte de l'accord des parties ou d'une décision de justice (Cour de cassation, 1ère Civ., 1er juillet 2015, pourvoi n°14-20.369 ; 1ère Civ., 28 octobre 2015, pourvoi n°14-17.893 ; 3ème Civ, 14 juin 2018, pourvoi n °17-13.422 ; 1ère Civ, 13 juillet 2022, pourvoi n° 20-20.738).
S'agissant du principe d'effectivité, il serait contradictoire de déclarer imprescriptible l'action en reconnaissance du caractère abusif d'une clause et de soumettre la principale conséquence de cette reconnaissance à un régime de prescription la privant d'effet.
En ce sens, si la banque entend dénoncer une imprescriptibilité de l'action restitutoire qui contreviendrait au principe de sécurité juridique, elle ne fait, en réalité, valoir aucun grief distinct à ce titre par rapport à l'action déclaratoire, et ce alors que l'action restitutoire est bien soumise au délai de prescription quinquennal, dût-il courir à compter de la reconnaissance des droits de la partie concernée.
Il s'en déduit que le point de départ du délai de prescription quinquennale, tel qu'énoncé à l'article 2224 du code civil, de l'action, fondée sur la constatation du caractère abusif de clauses d'un contrat de prêt libellé en devises étrangères, en restitution de sommes indûment versées doit être fixé à la date de la décision de justice constatant le caractère abusif des clauses (Cour de cassation, 1ère Civ., 12 juillet 2023, pourvoi n° 22-17.030, arrêt précité). Cette décision n'étant pas intervenue en l'espèce, le délai n'a donc pas commencé à courir et l'action n'est donc pas prescrite, l'ordonnance entreprise devant donc être infirmée sur ce point.
Sur la recevabilité de l'action en responsabilité de la banque :
Sur ce point, le juge de la mise en état a rappelé, à bon droit, que la prescription d'une action en responsabilité fondée, sur l'obligation d'information et de mise en garde court à compter de la réalisation du dommage, soit le premier incident de paiement, ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle en a eu connaissance avant (voir Civ. 1ère, 28 juin 2023, pourvoi n° 21-24.720).
Il a retenu qu'en l'espèce, les époux X., par leur situation de frontaliers, avaient connaissance, dès la conclusion du prêt, de l'existence d'un risque de change, ajoutant qu'en tout état de cause, la dégradation de la parité du franc suisse par rapport à l'euro avait eu une incidence défavorable sur les échéances du prêt dès 2009, au plus tard 2011.
Les époux X. entendent contester cette appréciation, faisant valoir que, dès lors qu'ils ont perçu des revenus en francs suisses jusqu'en 2016, le délai n'aurait pu courir qu'à compter de cette date, Mme X. ayant été licenciée par son employeur suisse, à effet du 30 juin 2010, et M. X. ayant résilié son contrat de travail, à effet du 30 novembre 2016, de sorte qu'ils réglaient les échéances en francs suisses dans cette même devise, sans opération de change jusqu'en décembre 2016.
En l'espèce, le dommage invoqué consiste en la perte de la chance d'éviter la réalisation du risque de change.
À ce titre, si la situation de travailleurs frontaliers des époux X., au moins jusqu'en 2016 s'agissant de M. X., était de nature à leur permettre d'appréhender les incidences du taux de change entre le franc suisse et l'euro, même à la date conclusion du contrat, et plus encore avec la dégradation de la parité des monnaies à compter de 2009, à tout le moins de 2011, cette situation ne les exposait, en revanche, pas au risque de change dans l'exécution du prêt tant qu'ils ont continué à régler les échéances en devise, seul le premier paiement d'échéance en euros ayant, en réalité, pu permettre aux emprunteurs de réaliser le fonctionnement et les implications du mécanisme dont les modalités sont aujourd'hui contestées.
Leur action, introduite, par assignation délivrée le 23 juin 2020, n'était donc pas prescrite, l'ordonnance entreprise devant être infirmée de ce chef.
Sur les dépens et les frais irrépétibles :
La SA Banque CIC Est, succombant pour l'essentiel, sera tenue des dépens de l'appel, par application de l'article 696 du code de procédure civile, outre infirmation de l'ordonnance déférée sur cette question, et mise à la charge de la banque, également, des dépens de la première instance.
L'équité commande en outre de mettre à la charge de l'intimée une indemnité de 1 500 euros au profit des appelants, en application de l'article 700 du code de procédure civile, sans faire application de cette disposition au profit de la banque, et en infirmant les dispositions de la décision déférée de ce chef.
DISPOSITIF (décision proprement dite) (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
PAR CES MOTIFS :
La Cour,
Infirme l'ordonnance rendue le 9 mars 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Strasbourg, en ce qu'elle a :
- déclaré irrecevables comme prescrites « l'action en responsabilité du CIC EST » et « l'action restitutive fondée sur l'inopposabilité de clauses abusives »,
- condamné Mme et M. X. à payer au CIC EST une somme de 1.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté Mme et M. X. de l'intégralité de leurs demandes,
- condamné Mme et M. X. aux entiers dépens de l'incident,
Confirme l'ordonnance entreprise pour le surplus,
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
Déclare M. X. et Mme Y., épouse X., recevables en leur action en responsabilité pour défaut de conseil et de mise en garde et en leur action en restitution de sommes indûment versées, fondée sur la constatation du caractère abusif de clauses d'un contrat de prêt libellé en devises étrangères,
Condamne la SA Banque CIC Est aux dépens de la première instance sur incident et de l'appel,
Condamne la SA Banque CIC Est à payer à M. X. et Mme Y., épouse X., ensemble, une somme de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile au bénéfice de la SA Banque CIC Est.
La Greffière : le Président :