CASS. SOC., 19 décembre 2018
CERCLAB - DOCUMENT N° 7868
CASS. SOC., 19 décembre 2018 : pourvoi n° 17-18190 ; arrêt n° 1849
Publication : Legifrance ; Bull. civ.
Extrait : « Mais attendu que s’il est exactement soutenu par le moyen que les règles relatives à la charge de la preuve ne constituent pas des règles de procédure applicables aux instances en cours mais touchent le fond du droit, de sorte que le harcèlement moral allégué devait en l’espèce être examiné au regard des dispositions de l’article L. 1154-1 du code du travail dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, toutefois l’arrêt attaqué n’encourt pas la censure dès lors qu’il résulte de ses motifs que le salarié établissait des faits qui, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement et que la cour d’appel a constaté, au terme de l’analyse des éléments apportés par l’employeur, que celui-ci ne démontrait pas que ses agissements étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ».
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR DE CASSATION
CHAMBRE SOCIALE
ARRÊT DU 19 DÉCEMBRE 2018
ÉLÉMENTS D’IDENTIFICATION DE LA DÉCISION (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
N° de pourvoi : 17-18190. Arrêt n° 1849.
DEMANDEUR à la cassation : Sociétés Matching – Société Media Prisme
DÉFENDEUR à la cassation : Monsieur Y.
M. Huglo (conseiller doyen faisant fonction de président), président. SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SCP Boutet et Hourdeaux, avocat(s).
MOTIFS (justification de la décision) (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l’arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 23 mars 2017), que M. Y. a été engagé par la société Media Prisme, à compter du 6 mai 2013, en qualité de directeur général adjoint ; qu’il était en réalité rémunéré par les sociétés Media Prisme et Matching (les sociétés) ; que le salarié a, le 22 mai 2014, été licencié par les sociétés pour faute grave ;
MOYEN (critiques juridiques formulées par le demandeur) (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
Attendu que les sociétés font grief à l’arrêt de déclarer nul le licenciement du salarié et de les condamner in solidum à lui verser des sommes à titre d’indemnité de licenciement, d’indemnité compensatrice de préavis et congés payés, de dommages-intérêts pour rupture vexatoire et de dommages-intérêts au titre de la rupture du contrat alors, selon le moyen, que les règles relatives à la charge de la preuve ne constituent pas des règles de procédure applicables aux instances en cours mais touchent le fond du droit ; que, fondée sur des faits commis entre le 9 février et le 2 mai 2014, l’action tendant à la reconnaissance d’un harcèlement moral introduite par le salarié le 26 mai 2014 devait en l’espèce être examinée au regard des dispositions de l’article L. 1154-1 du code du travail dans sa rédaction antérieure à l’entrée en vigueur de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, qui faisait peser sur le salarié la charge « d’établir des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement » ; qu’en examinant le litige en application de ce texte dans sa rédaction issue de la loi du 8 août 2016, selon laquelle « le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement », la cour d’appel a violé l’article 2 du code civil ;
RÉPONSE DE LA COUR DE CASSATION AU MOYEN (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
Mais attendu que s’il est exactement soutenu par le moyen que les règles relatives à la charge de la preuve ne constituent pas des règles de procédure applicables aux instances en cours mais touchent le fond du droit, de sorte que le harcèlement moral allégué devait en l’espèce être examiné au regard des dispositions de l’article L. 1154-1 du code du travail dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, toutefois l’arrêt attaqué n’encourt pas la censure dès lors qu’il résulte de ses motifs que le salarié établissait des faits qui, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement et que la cour d’appel a constaté, au terme de l’analyse des éléments apportés par l’employeur, que celui-ci ne démontrait pas que ses agissements étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ; que le moyen est inopérant ;
DISPOSITIF (décision proprement dite) (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
PAR CES MOTIFS : REJETTE le pourvoi ;
Condamne les sociétés Media Prisme et Matching aux dépens ;
Vu l’article 700 du code de procédure civile, condamne in solidum les sociétés Media Prisme et Matching à payer à M. Y. la somme de 3.000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du dix-neuf décembre deux mille dix-huit.
ANNEXE : MOYEN (critiques juridiques formulées par le demandeur) (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
Moyen produit par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat aux Conseils, pour les sociétés Matching et Media Prisme.
RAPPEL DU DISPOSITIF DE LA DÉCISION ATTAQUÉE PAR LE MOYEN (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
Il est fait grief à l’arrêt infirmatif attaqué d’AVOIR déclaré nul le licenciement de Monsieur Y., condamné in solidum la Société Media Prisme et la Société Matching à lui verser les sommes de 2.500 € à titre d’indemnité de licenciement, 32.499,99 € à titre d’indemnité compensatrice de préavis, outre les congés payés y afférents, 2.500 € à titre d’indemnité de licenciement, 5.000 € à titre de dommages et intérêts pour rupture vexatoire, 30.000 € à titre de dommages et intérêts « au titre de la rupture du contrat », 1.500 € au titre de ses frais irrépétibles d’appel, 700 € au titre de ses frais irrépétibles de première instance ;
RAPPEL DES MOTIFS DE LA DÉCISION ATTAQUÉE PAR LE MOYEN (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
AUX MOTIFS QU’« aux termes de l’article L. 4121-1 du code du travail, l’employeur a l’obligation de protéger la santé physique et mentale de ses salariés ;
QU’aux termes de l’article L. 1152-1 du même code, aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ;
QUE conformément aux dispositions de l’article L. 1154-1 du même code, il appartient au salarié de présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement et au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces faits ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il juge utiles ;
QU’en l’espèce, Monsieur Y. fait valoir que la nouvelle direction nommée en janvier 2014 l’a purement et simplement remplacé et l’a très rapidement dessaisi de l’essentiel de ses fonctions et responsabilités pour le cantonner à des tâches sans commune mesure avec les siennes, puis a directement donné des ordres à ses subordonnés sans qu’il en soit informé, passant outre sa légitime autorité ; que plus précisément, il expose que deux jours ouvrés après la révocation des fondateurs des deux sociétés, soit dès le lundi 3 février 2014, la directrice financière de la société MEDIA PRISME a annoncé l’arrivée d’un directeur administratif financier par intérim, Monsieur A., lequel a été recruté pour contrôler et surveiller son travail et le remplacer définitivement ; que Monsieur Y. expose également que le lundi 3 février 2014, la direction a annoncé l’arrivée de trois auditeurs internes de La Poste, pour surveiller et contrôler son activité et celle de son équipe ; qu’à cet égard, dans le cadre de l’enquête menée à la suite de la dénonciation par Madame B., responsable comptable, de faits de harcèlement moral dont elle se plaignait, cette dernière faisait état de « méthodes violentes », d’une « opération commando », et de « moyens de pression inacceptables » ; que le 8 février 2014, Monsieur Y. écrivait à Madame C., directrice financière de MEDIAPOST, un courriel de sa messagerie personnelle, pour se plaindre du transfert de la gestion de la flotte automobile de MEDIAPRISM au responsable informatique de MEDIAPOST, de façon soudaine et sans communication, du fait que le directeur informatique était intervenu sur son poste de travail sans son accord ni sa présence, qu’il ne pouvait plus se connecter à sa messagerie professionnelle tant sur son téléphone que sur son ordinateur, qu’elle était venue à 19h45 lui indiquer que toute l’équipe devait libérer les bureaux et laisser les clefs sur la porte à 20 heures précises ; que ce courriel ne fait pas l’objet de réponse ;
QUE le 9 février 2014, Monsieur Y. envoyait un courriel au président directeur général de la société MEDIA PRISME, lui demandant une rencontre afin de décider des conditions de son départ, exposant que « les événements récents d’une particulière brutalité tels qu’ils se sont déroulés et l’absence de feuille de route ne me permettent plus d’exercer ma fonction dans des conditions normales » ; que le 12 février 2014, la délégation de signature et des pouvoirs bancaires de Monsieur Y. auprès des deux sociétés étaient réduits et limités sans qu’il en soit informé ; que le 14 février 2014, Monsieur Y. écrivait à Monsieur D., responsable juridique chez MEDIAPOST, pour s’étonner du fait que celui-ci était parti avec l’ensemble de ses dossiers salariés en cours et qu’une partie de ses dossiers associés à son poste RH lui avaient été transférés ; que par courriel du 20 février, il lui demandait de lui rendre ces dossiers ; qu’il expose, sans être contredit sur ce point, que cette demande est demeurée vaine ;
QU’il résulte de plusieurs courriels échangés entre les mois de mars et mai 2014 que, dans plusieurs dossiers, Monsieur Y. a été évincé de ses contacts avec l’avocat historique qui gérait les dossiers sociaux et commerciaux, contentieux dont il avait la charge, et que la direction s’est adressée à d’autres avocats sans le consulter préalablement et sans l’en informer ;
QUE le 3 avril 2014, dans le cadre de l’enquête diligentée à la suite des accusations de harcèlement moral de la comptable, Madame B., Monsieur Y. a dénoncé des faits de harcèlement moral commis à l’encontre de cette dernière mais également des autres membres de son équipe ainsi que lui-même ;
QUE le 18 avril 2014, une convention de rupture a été signée, mais les deux entreprises se sont rétractées le 2 mai 2014, soit la veille de l’expiration du délai de rétractation ;
QUE Monsieur Y. a fait l’objet d’un arrêt de travail de six jours à compter du 3 mai 2014 pour « anxiété majeure » ;
QUE ces éléments laissent supposer l’existence d’un harcèlement moral ;
QU’en défense, les sociétés MEDIA PRISME et MATCHING font valoir que l’audit, qui s’est déroulé dans des conditions correctes et respectueuses, se justifiait par la situation financière des deux entreprises et par le départ, dans un contexte extrêmement conflictuel, des deux dirigeants fondateurs qui avaient effacé leurs données et nettoyé leur bureau ; qu’elles ajoutent que, lors de l’enquête interne diligentée à la suite des doléances de Madame B., plusieurs salariés de l’entreprise ont estimé cet audit normal et nécessaire et que la réaction négative de Monsieur Y. s’explique par le fait qu’il était très proche de l’ancienne direction ;
QUE les sociétés MEDIA PRISME et MATCHING exposent également que Monsieur A. n’a jamais eu pour mission d’exercer les fonctions de directeur administratif et financier par intérim mais qu’il était un consultant auquel la nouvelle direction avait fait appel afin de l’aider à se faire une idée précise et objective de la situation des deux sociétés, grâce à son œil extérieur ; qu’elles ajoutent que Monsieur Y. n’a pas supporté que la nouvelle direction lui demande des comptes et des explications. ; que cependant, Monsieur Y. expose, sans être contredit sur ce point, que Monsieur A. a ensuite fait partie des membres de la Direction jusqu’au 30 septembre 2014, alors qu’il était censé n’intervenir que pour une durée limitée afin de renforcer l’équipe financière ;
QUE concernant le grief relatif au dessaisissement des dossiers, les deux sociétés font valoir qu’il était normal, logique et légitime que la nouvelle équipe de direction formule à l’égard de Monsieur Y. des demandes d’explications relatives aux dossiers et aux procédures en vigueur mais qu’il a tout mis en œuvre pour ne pas transmettre les informations demandées ; que cependant, il résulte de l’exposé chronologique qui précède que Monsieur Y. a commencé à se plaindre officiellement d’une atteinte à ses fonctions par courriel du dimanche 9 février 2014, alors qu’aux dires mêmes des deux sociétés appelantes, ce n’est qu’à compter de cette date qu’il aurait commencé à refuser de transmettre les informations qui lui étaient demandées ;
QUE les deux sociétés appelantes font également valoir qu’aucune atteinte n’a été portée aux prérogatives de Monsieur Y. et qu’il a toujours été tenu informé de tout, qu’il était le seul à avoir la connaissance des dossiers stratégiques et à maîtriser les procédures, ce qui en faisait un interlocuteur incontournable de la nouvelle direction ; que cependant, cette affirmation d’ordre général n’est pas de nature à contredire utilement les exemples précis présentés par Monsieur Y. ;
QU’enfin, les deux sociétés expliquent leur décision de se rétracter de la rupture conventionnelle par le fait que, le 29 avril, Monsieur Y. aurait refusé de façon persistante de répondre à des demandes d’information relatives à un dossier à propos duquel des faits préoccupants auraient été découverts ; que cependant, il résulte des courriels qu’il a échangés les 29 et 30 avril avec Monsieur E. président des deux sociétés, que Monsieur Y. a répondu de façon précise aux demandes d’information qui lui ont été adressées ;
QU’en définitive, il résulte de la confrontation entre les éléments produits par les parties et leurs explications, qu’il existait à l’évidence une divergence entre les nouveaux et les anciens dirigeants des deux sociétés, et que Monsieur Y. était plus proche des anciens que des nouveaux ;
QUE dans ce contexte, il entrait dans l’exercice normal du pouvoir de direction de l’employeur de faire procéder à un audit, de faire appel à un consultant extérieur et de demander à Monsieur Y. de transmettre les informations qu’il détenait ;
QUE cependant, il résulte des considérations qui précèdent que la nouvelle direction des deux sociétés, partant manifestement du principe qu’elle ne pouvait faire confiance à Monsieur Y., eu égard à son attachement à l’ancienne direction, a dépassé les bornes de l’exercice normal de son pouvoir de direction, en portant atteinte, dès son arrivée, aux fonctions de Monsieur Y. et en poursuivant, par diverses mesures de nature à le déstabiliser ; que par conséquent, il résulte de ces éléments que la réalité du harcèlement moral est établie ;
QUE Sur le licenciement, en application des articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du code du travail, est nul le licenciement prononcé au motif que le salarié a subi ou a refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ;
QU’en l’espèce, la lettre de licenciement reproche en substance à Monsieur Y. une rétention volontaire d’informations et un comportement déloyal ; [que cependant] il résulte des considérations qui précèdent, d’une part que dès le 9 février 2014, Monsieur Y. s’est plaint auprès de la direction de faits susceptibles de caractériser un harcèlement moral et d’autre part que l’accusation de rétention d’informations que l’entreprise lui a adressée constitue en réalité l’un des éléments constitutifs de ce harcèlement ; que par conséquent, le licenciement de Monsieur Y. doit être déclaré nul (…) » (arrêt p.3 à 6) ;
MOYEN (critiques juridiques formulées par le demandeur) (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)
ALORS QUE les règles relatives à la charge de la preuve ne constituent pas des règles de procédure applicables aux instances en cours mais touchent le fond du droit ; que, fondée sur des faits commis entre le 9 février et le 2 mai 2014, l’action tendant à la reconnaissance d’un harcèlement moral introduite par Monsieur Y. le 26 mai 2014 devait en l’espèce être examinée au regard des dispositions de l’article L. 1154-1 du code du travail dans sa rédaction antérieure à l’entrée en vigueur de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, qui faisait peser sur le salarié la charge « d’établir des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement » ; qu’en examinant le litige en application de ce texte dans sa rédaction issue de la loi du 8 août 2016, selon laquelle « le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement », la Cour d’appel a violé l’article 2 du code civil.