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CA NÎMES (2e ch.), 8 mars 1990

Nature : Décision
Titre : CA NÎMES (2e ch.), 8 mars 1990
Pays : France
Juridiction : Nimes (CA), 2e ch.
Demande : 88/1496
Date : 8/03/1990
Nature de la décision : Infirmation
Date de la demande : 5/04/1988
Décision antérieure : T. COM. AUBENAS, 9 février 1988
Numéro de la décision : 211
Décision antérieure :
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CERCLAB/CRDP - DOCUMENT N° 1077

CA NÎMES (2e ch.), 8 mars 1990 : RG n° 88/1496 ; arrêt n° 211

Publication : Petites affiches 15 août 1990, note L. Boy

 

Extrait  : « Attendu que le contrat, vient-il d'être jugé, est une vente ; Attendu que cette vente a été passée entre deux professionnels de l'électricité prise comme source d'énergie, l'un (EDF) ayant le monopole de sa distribution, l'autre (la Société P.) se proposant de l'utiliser pour les besoins de son activité industrielle avec une connaissance certaine de ses caractéristiques et des risques auxquels est exposé l'utilisateur ; Attendu que la Cour observe en effet, d'une part, que la Société P. a su dès le début exprimer ses besoins actuels et futurs (cf. sa lettre du 5 mars 1971 à EDF) et dialoguer en technicien avec son fournisseur, d'autre part, qu'elle n'ignorait pas le risque d'une interruption de courant puisqu'en industriel avisé elle avait doté chacun de ses moulins d'un volant d'inertie permettant au moteur de conserver une vitesse de rotation suffisante pour faire face aux coupures d'une durée inférieure à dix secondes ; Attendu par ailleurs que si la Société P. est consommatrice d'électricité au sens commun du terme, elle ne l'est pas au sens de la Loi du 10 janvier 1978 qui entend protéger seulement les personnes morales ou physiques utilisatrices d'un produit pour des besoins sans relation directe avec leur profession (des besoins domestiques ou de sécurité par exemple), c'est-à-dire une catégorie réputée naïve et vulnérable parce que peu compétente de la population ; Attendu que c'est donc à tort que la Société P. a demandé et demande que soient réputées non écrites les clauses de l'article XII tendant à supprimer ou à réduire son droit à réparation ».

 

COUR D’APPEL DE NÎMES

DEUXIÈME CHAMBRE

ARRÊT DU 8 MARS 1990

 

ÉLÉMENTS D’IDENTIFICATION DE LA DÉCISION                                      (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)

R.G. n° 88-1496. Arrêt n°211.

CE JOUR, HUIT MARS MIL NEUF CENT QUATRE VINGT DIX,

A l'audience publique de la DEUXIÈME CHAMBRE DE LA COUR D'APPEL DE NÎMES, Monsieur le Conseiller MARTIN, désigné Président suppléant par Ordonnance de Madame le Premier Président du 6 décembre 1989 et assisté de Mademoiselle MAESTRE, Greffier, a prononcé l'arrêt suivant contradictoirement, dans l'instance opposant :

 

D'UNE PART :

APPELANTE :

ÉLÉCTRICITÉ DE FRANCE dite EDF - CENTRE DE DISTRIBUTION MIXTE DE NÎMES

poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice domiciliés en cette qualité au siège : [adresse], ayant pour avoué constitué la SCP GUIZARD, assisté de la SCP d'avocats VIDAL-NAQUET, FOUQUE, MORANT ; APPELANTE

 

D'AUTRE PART :

INTIMÉE :

Société P. & CIE

SA prise en la personne de ses représentants légaux en exercice domiciliés en cette qualité au siège : [adresse] ; ayant pour avoué constitué la SCP POMIES-RICHAUD-ASTRAUD, assisté de Maître LUCIEN-BRUN, avocat ; INTIMÉE

 

Après que l'instruction ait été clôturée par ordonnance de Monsieur le Conseiller de la Mise en Etat en date du 5 janvier 1990 ;

Après que les débats aient eu lieu à l'audience du 10 janvier 1990 à 14 heures 30, où siégeaient et assistaient : Monsieur MARTIN, Conseiller, désigné Président Suppléant par Ordonnance de Madame le Premier Président du 6 décembre 1989, Monsieur SIBAND, Conseiller, Monsieur FILHOUSE, Conseiller,

Mademoiselle MAESTRE, Greffier,

qui ont entendu les avoués et avocats des parties en leurs conclusions et plaidoiries et renvoyé le prononcé pour plus ample délibéré à l'audience du […] prorogé à ce jour.

Les Magistrats du siège en ont ensuite délibéré en secret, conformément à la Loi.

 

EXPOSÉ DU LITIGE                                                                                         (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)

[minute page 2] FAITS ET PROCÉDURE :

En 1971 la Société P. a installé une usine de moulinage à BERRIAS (ARDECHE), et le 2 juin 1972 elle a passé avec EDF un contrat pour la fourniture de l'énergie électrique en haute tension dont les articles I, XII et XV sont ainsi libellés :

 

ARTICLE I - OBJET DU CONTRAT

« L'EDF s'engage à fournir aux conditions du présent contrat à l'Abonné, qui accepte, l'énergie électrique nécessaire à l'alimentation de l'installation désignée aux Conditions particulières. »

« Sauf dispositions contraires inscrites aux Conditions particulières du contrat, l'Abonné s'engage à n'utiliser aucune source d'énergie électrique autre que le réseau de l'EDF et à demander la révision du présent contrat pour l'application, s'il y a lieu, des conditions tarifaires propres aux fournitures d'appoint, s'il décidait d'alimenter simultanément ses installations par un moyen quelconque de production autonome d'énergie électrique. Toutefois, pour se prémunir contre les interruptions de la fourniture, il a la faculté d'installer des groupes de secours qui ne devront pas fonctionner en parallèle avec le réseau. »

 

ARTICLE XII - EXÉCUTION DU CONTRAT

« L'énergie fournie par l'EDF sera utilisée par l'Abonné exclusivement pour les besoins de son installation. Elle ne pourra être rétrocédée à des tiers sans le consentement écrit de l'EDF

« L'EDF sera, en principe, responsable des interruptions inopinées de fourniture et, par suite, des dommages qui pourront en résulter pour l'Abonné.

« Toutefois, à moins de faute lourde établie, l'indemnité due par l'EDF ne pourra dépasser, par interruption et dans la limite du préjudice subi par l'Abonné, le prix du courant vendu au cours d'une journée moyenne, au point de livraison considéré, la moyenne journalière étant établie sur la base du dernier relevé. Pour une même journée, le montant total de l'indemnité ne pourra dépasser deux fois le prix du courant vendu au cours d'une journée moyenne.

« Au surplus, l'EDF ne sera pas responsable des dommages résultant des interruptions inopinées de fourniture, si elle établit que celles-ci sont le fait de l'Abonné, ou sont imputables à la force majeure.

« [minute page 3] A cet égard, les parties reconnaissent que, dans l'état actuel de la technique, la fourniture de courant reste, malgré toutes les précautions prises, soumises à des aléas, variables d'ailleurs suivant les régions et lieux desservis, et qu'aine si peuvent se produire des interruptions qui, dans certaines limites en durée et en nombre, variables dans chaque espèce, doivent être assimilées, au point de vue de la responsabilité de l'EDF à des cas de force majeure.

« Dès lors, en cas d'interruption inopinée de fourniture ayant causé des dommages dont l'Abonné demande réparation, ces limites seront, avant toute demande éventuelle en justice, établies, dans chaque cas d'espèce et à la demande de l'EDF, par une expertise amiable dans les conditions prévues à l'article XV. Les experts auront à tenir compte de tous les éléments qui doivent entrer en jeu pour apprécier, dans le cas de la fourniture considérée, l'importance des franchises d'interruption ci-dessus visées.

« L'existence de groupes de secours, installés comme il est prévu à l'article I, ne modifie en rien les droits et obligations des parties résultant des dispositions du présent article. »

 

ARTICLE XV - CONTESTATIONS

« Les contestations relatives à l'exécution ou à l'interprétation du présent contrat seront, avant toute demande en justice, soumises à une expertise amiable.

« Si les parties ne peuvent se mettre d'accord sur la désignation d'un expert unique, dans les deux mois qui suivent une réclamation présentée par lettre recommandée et déclarant recourir à l'expertise, chacune d'elles nommera un expert dans les quinze jours suivant l'expiration de ce délai.

« Si les deux experts ne peuvent trouver un terrain d'entente dans un délai de deux mois, ils désigneront un tiers expert dans les quinze jours suivants. Au cas où ils n'y parviendraient pas, la partie la plus diligente saisirait l'Ingénieur en Chef du Contrôle en vue de la nomination, dans un délai d'un mois, de ce tiers expert.

« Le ou les experts nommés devront rendre leur avis dans les deux mois suivant leur désignation.

 « [minute page 4] Toute violation de l'un des délais fixés au présent article rendra caduque, sauf accord des parties, la procédure de conciliation et autorisera celles-ci à saisir immédiatement les tribunaux compétents. »

 

La Société P. s'étant plainte auprès d'EDF de coupures de courant, les parties décidaient d'un commun accord, les 12 et 22 décembre 1980, de recourir à l'expertise amiable prévue à l'article XV de leur contrat et de la confier à l'expert Y. ;

Dans un rapport du 10 janvier 1983 ce dernier confirmait la réalité de nombreuses interruptions de 1978 à 1980, et imputait vingt-cinq d'entre elles à EDF en précisant que quinze étaient dues à des avaries du matériel, trois à des défaillances dans la conduite du réseau et sept à des causes inconnues ;

S'agissant des quinze premières, il visait une lettre de la direction départementale de l'ARDECHE du 28 avril 1982 dans laquelle il est indiqué qu'une ligne électrique reliant la centrale de SALELLES à BARRIAS avait été construite en 1975 mais qu'elle « s'est révélée rapidement inexploitable compte tenu du nombre de dérivations nécessaires pour alimenter les divers abonnés », et qu'une ligne dit de double alimentation avait dû être réalisée en 1982 pour les mouliniers du département au nombre desquels la Société P. ;

L'expert Y. évaluait à 22.000 Francs le coût de remise en marche de l'usine P. après une interruption supérieure à dix secondes ;

Le 4 juin 1984 la Société P. se fondait sur le rapport de cet expert pour assigner EDF en dommages-intérêts devant le Tribunal de Commerce d'AUBENAS ;

Prenant en considération les critiques adressées par EDF à l'expert Y. et les conclusions différentes auxquelles est parvenu le technicien Z., le Tribunal a désigné un nouvel expert en la personne de W. ;

Dans un rapport du 15 mai 1987 celui-ci confirme la multiplicité des interruptions entre 1978 et 1980 et les attribue dans onze cas à la force majeure (foudre, chute de neige, chute de branche d'arbre, court-circuit provoqué par les oiseaux), dans treize cas au matériel et dans six à une faute lourde d'EDF ;

L'expert W. confirme également que toute interruption supérieure à dix secondes oblige à un arrêt complet de l'usine et à une remise en route d'une durée de plusieurs dizaines d'heures, c'est-à-dire à des déchets et à un manque à produire ;

[minute page 5] Il observe à ce sujet :

« Dans le cas d'une coupure due à une avarie sur le matériel lié directement, la coupure est toujours de durée relativement longue puisqu'il faut réparer ou remplacer le matériel défaillant. La responsabilité incombe à l'exploitant qui peut agir par entretien préventif ou choix de matériel de meilleure qualité. Mais les conséquences économiques de la défaillance ne peuvent lui être imputées totalement car l'abonné qui connaît ce risque peut chercher à s'en prémunir.

« Pour se prémunir contre les risques d'origine climatique ou d'environnement, qui ont un caractère de force majeure, ou contre les défaillances de matériel que le distributeur ne peut éliminer totalement, l'abonné peut demander une double alimentation au moyen de deux lignes distinctes, provenant d'un même poste source ou, mieux, de deux postes sources différents. L'abonné doit alors s'équiper d'un dispositif de basculement automatique de la ligne d'alimentation normale sur la ligne d'alimentation de secours lorsque la tension vient à disparaître sur la première.

Et l'expert W. de conclure :

« Le rapport Y. considère que la conception du réseau moyenne tension constitue la cause principale des défaillances observées du fait que la ligne, dont la construction a été achevée le 23 avril 1973 s'est révélée rapidement inexploitable, compte tenu du nombre de dérivations nécessaires pour alimenter les différents abonnés. Cette affirmation est extraite d'une lettre du 28 avril 1982 adressée par la D.D.E. à l'expert Y. mais elle ne reçoit aucune justification. Elle semble basée sur le total des puissances prévisionnelles annoncées par les différents clients, dont P., au début des années 70, mais ces puissances n'ont jamais été atteintes. De toutes façons, l'examen des divers incidents constatés montre qu'il n'en est rien...

« La Société P. a pris les précautions habituelles pour un industriel qui sont de se prémunir contre les microcoupures. La possibilité de supporter une coupure jusqu'à dix secondes de durée est bien le maximum de ce qui pouvait être fait raisonnablement. Elle aurait pu être plus exigeante pour demander et obtenir la double alimentation... »

 

Après dépôt du rapport de l'expert W. la Société P. déposait ses conclusions tendant à faire juger :

1) que de 1978 à 1980, EDF avait manqué à son obligation de fourniture d'énergie électrique et qu'elle ne rapportait pas la preuve d'une cause étrangère exonératoire de responsabilité ;

[minute page 6] 2) que la clause limitative de responsabilité de l'article XII était nulle comme contraire à l'article 35 de la loi n° 78-23 du 10 janvier 1978 et à l'article 2 du décret du 24 mars 1978 ;

3) qu'en toute hypothèse EDF avait commis une faute lourde et ne pouvait prétendre à une limitation de son obligation de réparation ;

 

EDF y répondait par des conclusions de débouté, et soutenait notamment :

- qu'elle est tenue à une simple obligation de moyens,

- que l'article XII fait la loi des parties,

- que les textes invoqués par la demanderesse n'étaient pas applicables entre industriels, et que les clauses exonératoires ou limitatives de responsabilité sont valables en matière contractuelle,

- que de surcroît la Société P. s'était placée hors du champ d'application de ces textes en acceptant de recourir à l'expertise amiable,

- que la preuve de fautes lourdes n'était pas rapportée dans l'exécution du contrat ;

 

Par jugement contradictoire du 9 février 1988 le Tribunal a analysé le contrat du 2 juin 1972 comme une vente relevant du droit privé, a jugé que la clause limitative de responsabilité insérée à l'article XII du contrat était inopposable à la Société P., simple consommatrice, et que la faute lourde d'EDF excluait une limitation de son obligation de réparation, a constaté que de 1978 à 1980 EDF avait manqué à trente reprises à son devoir de résultat sans rapporter la preuve d'une cause étrangère exonératoire de responsabilité et l'a condamnée à payer à la Société P. 656.360 Francs avec intérêts au taux légal à compter du 4 juin 1984 et 40.000 Francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

 

Le 5 avril 1988 EDF a relevé appel de ce jugement, et le 20 janvier 1989 elle a déposé des conclusions tendant à ce qu'il plaise à la Cour :

- réformer la décision dont appel ;

- dire et juger que le contrat de fourniture d'électricité liant la Société P. à la Société EDF ne peut être analysé comme un contrat de vente mais au principal comme un contrat de louage de service ou de louage d'ouvrage, à la rigueur comme un contrat « sui generis » n'impliquant pas de la part d'EDF une obligation de résultat mais une simple obligation de moyen ;

- [minute page 7] dire et juger que la Société P. à l'occasion de l'établissement du contrat avec EDF a agi comme un professionnel ayant eu recours à l'énergie électrique pour ses besoins professionnels, la production et la commercialisation de ses produits ;

- dire et juger que la Société P. ne peut se prévaloir des dispositions de la Loi du 10 janvier 1978 - SCRIVENER - et de ses Décrets d'application ;

- dire et juger en conséquence qu'EDF est en droit de se prévaloir de toutes les clauses et conditions des conventions qui lient les parties, lesquelles doivent recevoir application ;

- subsidiairement, dire et juger que l'annulation des dispositions de l'alinéa 3 de l'Article 12 du Contrat type de fourniture d'électricité en moyenne tension en application des dispositions de la Loi du 10 janvier 1978 ne pourrait être prononcée que par le Juge Administratif ;

- dire et juger que la Société P. en établissant une convention avec EDF les 12 et 22 décembre 1980 définissant les conditions dans lesquelles pourrait être reçue une demande en indemnisation s'est située hors du champ d'application de la Loi du 10 janvier 1978 et de ses Décrets d'application, la Société P. ayant à nouveau agi comme un professionnel dans la défense de ses intérêts ;

- dire et juger qu'EDF ne peut être tenu à une obligation de résultat qui n'avait pas été stipulé dans le contrat de fourniture alors que le prix de la fourniture n'implique pas la mise en place par EDF à ses frais de toutes les installations qui seraient nécessaires pour empêcher que ne subsistent des aléas de production et de distribution ;

- dire et juger que la preuve n'est pas rapportée de l'existence de faute lourde propre à EDF à l'occasion des 30 interruptions de fourniture à l'exception de celles pour lesquelles EDF a reconnu l'existence d'une faute lourde et d'ores et déjà indemnisée la Société P. ;

- dire et juger que la conception et la réalisation technique des réseaux alimentant l'Usine de BERRIAS est fonction des commandes qui ont été passées par le Syndicat d'Électrification Rurale du Bas-Vivarais, EDF ne pouvant être tenu de fournir plus que ce qui lui avait été commandé ;

- dire et juger qu'il appartenait à la Société P., comme stipulé dans le contrat de prévoir la mise en place de toute installation de secours destinée à pallier les éventuelles interruptions de fourniture et que c'est faute d'avoir assumé la prise en charge financière de telles installations que la Société P. a subi un certain nombre d'interruptions de fourniture ayant pu préjudicier à son bon fonctionnement ;

- [minute page 8] dire et juger en conséquence que la Société P. doit être tenue pour responsable de sa propre faute ou de son imprévoyance ;

- rejeter toutes les demandes, fins et conclusions de la Société P. ;

- la condamner aux entiers dépens de première instance en ceux y compris les frais des expertises Y. et W. et aux entiers dépens d'appel, ces derniers distraits au profit de la S.C.P. GUIZARD sous son affirmation de droit ;

 

La Société P. conclut à une confirmation sur la responsabilité mais demande par voie d'appel incident 4.061.000 Francs en réparation du préjudice causé par les trente coupures de courant, 200.000 Francs de dommages-intérêts pour résistance abusive et 80.000 Francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

 

MOTIFS (justification de la décision)                                                                 (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)

MOTIFS :

I/ Sur la nature du contrat du 2 juin 1972 et de l'obligation de fourniture d'énergie électrique en haute tension

Attendu que nonobstant la spécificité du contrat et la particularité de son objet, à savoir la fourniture d'énergie avec tous les aléas qu'elle comporte (article XII alinéa 5) et avec l'impossibilité de la dissocier d'une notion de continuité, la convention des parties emprunte les traits essentiels de la vente en ce qu'elle comporte l'obligation pour l'une d'elles de livrer une chose et l'obligation pour l'autre d'en payer le prix (art. 1582 du Code Civil) ;

Attendu qu'il convient d'observer pour écarter l'analyse d'E.D.F. qui voit davantage dans la fourniture du cou­rant une prestation de service qu'une marchandise, et pour conforter l'assimilation sur le plan juridique de l'électricité et de la chose, qu'EDF s'est déclarée elle-même favorable à une telle assimilation lorsqu'elle a sollicité et obtenu des juridictions pénales l'application de l'article 379 du Code Pénal à l'encontre de ceux qui prélèvent frauduleusement de l'électricité par le biais de dérivations (l'électricité étant alors qualifiée « chose d'autrui ») ;

Attendu que l'obligation de fourniture ou de délivrance qui s'impose à EDF en tant que venderesse d'électricité est une obligation de résultat mise en évidence par plusieurs clauses du contrat :

1) l'EDF s'engage à fournir... à l'abonné, qui accepte, l'énergie électrique nécessaire... (art. I al. 1) ; [minute page 9]

2) la puissance souscrite sera tenue en permanence à la disposition de l'abonné (art. IV al. 1) ;

3) l'EDF sera en principe responsable des interruptions inopinées de fourniture... (art. XII al. 2) ;

Attendu que l'inexécution de cette obligation établie par les trois expertises et caractérisée selon la dernière par trente interruptions de courant, fait peser sur elle une présomption de responsabilité dont elle ne peut se dégager qu'en apportant la preuve d'une cause étrangère, de la force majeure ou du cas fortuit (articles 1147 et 1148 du Code Civil), ou qu'en se retranchant derrière les clauses exonératoires ou limitatives de responsabilité de l'article XII si tant est qu'elles soient reconnues valables ;

 

II/ Sur les moyens tirés par EDF de son absence de faute et de l'existence d'une faute de la Société P.

Attendu qu'il ne suffit pas au débiteur d'une obligation de résultat d'établir qu'il n'a pas commis de faute pour se soustraire à la présomption de responsabilité qui fait peser sur lui l'inexécution de cette obligation, de sorte que le premier moyen est inopérant et qu'il est inutile de rechercher si EDF s'est comportée avec diligence pour assurer la continuité de ses fournitures ;

Attendu que la faute ou le fait, du créancier peut être exonératoire comme constituant la cause étrangère de l'article 1147 du Code Civil, si la preuve en est rapportée ;

Attendu qu'EDF tente de parvenir à cette démonstration en imputant à la Société P. l'absence de mise en place d'installation de secours, et plus précisément l'absence de recours à une double alimentation (cf. l'observation ci-dessus reproduite de l'expert W.) ;

Attendu qu'aux termes de l'article I in fine et de l'article XII alinéa 7 du contrat, les groupes de secours sont facultatifs pour l'abonné et laissent subsister intégralement les obligations des parties telles que définies par l'article XII, au nombre desquelles la responsabilité de principe d'EDF pour les interruptions inopinées de courant ;

Attendu que l'appelante n'est donc pas fondée en son grief ;

 

III/ Sur l'application des clauses de non-responsabilité et limitative de responsabilité de l'article XII

Attendu que pour se soustraire à ces clauses, invoquées par EDF, la Société P. lui oppose les articles 35 [minute page 10] de la Loi n° 78-23 du 10 janvier 1978 et 2 du décret n° 78-23 du 10 janvier 1978 aux termes desquels est réputée abusive et non écrite toute clause qui, dans une vente conclue entre un professionnel, d'une part, et un non-professionnel ou un consommateur, d'autre part, a pour objet ou pour effet de supprimer ou de réduire le droit à réparation du non-professionnel ou du consommateur en cas de manquement par le professionnel à l'une quelconque de ses obligations ;

Attendu que le contrat, vient-il d'être jugé, est une vente ;

Attendu que cette vente a été passée entre deux professionnels de l'électricité prise comme source d'énergie, l'un (EDF) ayant le monopole de sa distribution, l'autre (la Société P.) se proposant de l'utiliser pour les besoins de son activité industrielle avec une connaissance certaine de ses caractéristiques et des risques auxquels est exposé l'utilisateur ;

Attendu que la Cour observe en effet, d'une part, que la Société P. a su dès le début exprimer ses besoins actuels et futurs (cf. sa lettre du 5 mars 1971 à EDF) et dialoguer en technicien avec son fournisseur, d'autre part, qu'elle n'ignorait pas le risque d'une interruption de courant puisqu'en industriel avisé elle avait doté chacun de ses moulins d'un volant d'inertie permettant au moteur de conserver une vitesse de rotation suffisante pour faire face aux coupures d'une durée inférieure à dix secondes ;

Attendu par ailleurs que si la Société P. est consommatrice d'électricité au sens commun du terme, elle ne l'est pas au sens de la Loi du 10 janvier 1978 qui entend protéger seulement les personnes morales ou physiques utilisatrices d'un produit pour des besoins sans relation directe avec leur profession (des besoins domestiques ou de sécurité par exemple), c'est-à-dire une catégorie réputée naïve et vulnérable parce que peu compétente de la population ;

Attendu que c'est donc à tort que la Société P. a demandé et demande que soient réputées non écrites les clauses de l'article XII tendant à supprimer ou à réduire son droit à réparation ;

 

Sur l'application de l'article XII du contrat

Attendu que les alinéas 4 et 5 de cet article constituent des clauses de non-responsabilité dont la première n'est que la reproduction des articles 1147 et 1148 du Code Civil ;

[minute page 11] Attendu que la Cour s'est déjà expliquée sur le fait de l'abonné et ne peut que renvoyer à ce qui vient d'être jugé ;

Attendu que s'agissant des cas de force majeure ou des cas assimilés, l'expert W. les chiffre à onze en se référant à une liste établie par le technicien Z. ;

Attendu que doivent être effectivement rangées dans cette catégorie comme étant, soit imprévisibles et irrésistibles, soit les résultats d'aléas au sens de l'article XII alinéa 5, les interruptions dues à la présence de corps étrangers sur la ligne, à de très violents orages assortis de pluies diluviennes, à la surcharge des lignes par suite de fortes chutes de neige "collante" ;

Attendu que s'agissant des dix-neuf autres interruptions, la Cour estime devoir les imputer à des fautes lourdes d'EDF en observant que la qualification d'une faute dépend pour une grande part de l'aptitude de son auteur à ne pas la commettre, et que le juge doit se montrer beaucoup plus rigoureux avec le professionnel qu'avec le profane (cf. en ce sens la jurisprudence sur les vices cachés selon laquelle le vendeur professionnel est toujours censé avoir eu connaissance des défauts de la chose vendue), surtout lorsque ce professionnel dispose d'un monopole et impose ses conditions par le biais d'un contrat d'adhésion ;

Attendu que constituent des fautes lourdes de la part d'EDF le choix d'un matériel insuffisamment performant, qui s'est traduit par un nombre "anormalement élevé" de défauts en l'état actuel de la technique, et son incapacité à remédier à ces défauts plusieurs années durant ;

Attendu que pour ces dix-neuf interruptions la Société P. est donc en droit de prétendre à la réparation intégrale de son préjudice ;

 

Sur le préjudice

Attendu que l'expert W. a chiffré à 22.612 francs le coût d'une interruption pour la Société P., somme voisine de celle proposée par l'expert Y. ;

Attendu qu'EDF admet cette évaluation puisqu'elle a réglé, dit-elle, 22.000 francs pour une défaillance survenue en février 1979 ;

Attendu que la Société P. soutient avec raison que son préjudice doit être évalué au jour du présent arrêt, compte tenu de l'érosion monétaire ;

[minute page 12] Attendu que la Cour estime donc devoir porter à 25.000 francs le préjudice résultant de chaque interruption et condamner EDF à payer : 25.000 x 19 = 475.000 francs de dommages-intérêts, sous déduction de la somme de 22.000 francs versée par ses soins, soit 453.000 francs au total ;

Attendu qu'à titre de réparation complémentaire, eu égard au temps écoulé entre la demande et la décision de justice et à la perte de trésorerie subie par la Société P., il y a lieu de dire que cette somme portera intérêts au taux légal à dater du 22 décembre 1980, date à laquelle les parties sont convenues - sur réclamation de la Société P. - de mettre en œuvre la procédure d'expertise amiable prévue par l'article XV ;

Attendu que si la Société P. ne peut prétendre à des dommages-intérêts pour résistance abusive dès lors que sa demande n'a pas été entièrement accueillie, elle est fondée à demander 40.000 francs en remboursement des frais irrépétibles occasionnés par une procédure exceptionnellement longue et délicate, qu'il serait injuste de laisser à sa charge ;

 

DISPOSITIF (décision proprement dite)                                                            (N.B. : mention ne figurant pas sur l’original)

PAR CES MOTIFS :

LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement, en matière commerciale et en dernier ressort,

En la forme, reçoit l'appel ;

Au fond, infirmant partiellement la décision entreprise ;

Condamne EDF à payer à la Société P. 453.000 Francs avec intérêts au taux légal à dater du 22 décembre 1980, et 40.000 Francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

Rejette toute autre demande comme injuste et non fondée ;

Condamne EDF aux dépens de première instance et d'appel, ces derniers avec distraction au profit de la SCP POMIES-RICHAUD-ASTRAUD, avoués, sur ses affirmations de droit ;

Arrêt qui a été signé par Monsieur MARTIN, Président Suppléant et par Mademoiselle MAESTRE, Greffier.